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(publié sur le site atramenta.fr)

Texte appartenant à l'auteur, article 1212-4 du code de la propriété intellectuelle)

 

 

   L'homme entra dans le salon d'attente vide et s'assit, ignorant les piles de magazines et de quotidiens chiffonnés sur une table basse disposée au milieu du cercle de sièges hétéroclites. Dans un angle de la pièce, installé sur un guéridon juponné, rougeoyait un petit lampadaire dont le lustre tombait en une fine pluie de fils, à l'extrémité de chacun desquels pendait une petite perle écarlate. Des appliques murales aux pendeloques poussiéreuses finissaient de faiblement éclairer la pièce, tandis qu’une cheminée ancienne exhalait des senteurs de cendres refroidies. Avançant sa grande aiguille par saccades, un cartel rythmait, imperturbable, les longues secondes monotones des lieux ; à intervalle régulier, un mécanisme poussif déclenchait un carillon musical qui atteignait son plein développement à chaque changement d'heure.

 

     Le souffle de l'homme se détacha du tic-tac imperturbable et se fit plus lourd, au fur et à mesure qu’il s’assoupissait. Les carillons s'enchaînaient sans déranger le moins du monde l'ambiance anesthésiée de la pièce, lorsque enfin

le craquement d'un fauteuil signala un mouvement. L'homme décroisa ses jambes engourdies et, relevant la tête, s'aperçut avec surprise qu'il n'était plus seul. Avec un parfait mimétisme, trois personnes trompaient l’interminable attente en faisant mine de lire un journal. Malgré l'exiguïté de ce vase clos, ils parvinrent tous les quatre à s'ignorer avec la plus grande indifférence. D'épaisses tentures se fondant au papier peint opacifiaient la lumière des réverbères, amplifiant le sentiment d'isolement et de perte de l'au-dehors. De temps en temps, le ronronnement étouffé d'une voiture passant dans la rue s'immisçait faiblement.

Son regard continua son vagabondage dans la pièce jusqu'au moment où il remarqua le tapis gisant à ses pieds. Le dessin énigmatique de la trame l'intrigua. Il n'avait jamais rien vu de pareil sur un cachemire. Tissé de milliers de points multicolores noués par des mains obscures, l'ouvrage était probablement tout à la gloire d'un maharaja : une vie de labeur pour la renommée d'une vie. Il concentra toute son attention sur les motifs qui s'enchevêtraient au gré de l'imagination de l'artiste tapissier. À force de les fixer pour en comprendre le sens jusqu’à s’en brouiller la vue, il se sentit mal à l’aise. Rapidement le trouble s’accentua. L'atmosphère lui sembla soudain étouffante, l'air irrespirable. Hypnotisé, engoncé dans son fauteuil bas, les genoux sous le menton, il était à présent prisonnier de ces deux bras de cuir qui le maintenaient au fond de son siège. Ses tempes bourdonnèrent, ses mains tremblèrent, la panique le submergea. Un voile noir tomba sur ses yeux.

   Il s’éveilla alors de ce qu'il croyait être le rêve de la vie. La sortie était là, à ses pieds. Il enjamba l'espace qui le séparait de la liberté, plongea pour se fondre dans le tapis, hors d'atteinte du piège dans lequel il s'était cru captif.

       Le fauteuil était bien loin maintenant. Tandis qu'il avançait à l'aveuglette sans se retourner, de crainte d'apercevoir d'hypothétiques poursuivants, il perçut d'abord un tressaillement puis un souffle, presque un cri... C’était cela, il entendait un cri que l'éloignement rendait encore inintelligible. Graduellement les onomatopées hachées de silence se rapprochèrent. Il tendit l'oreille pour saisir le mot que l'on articulait, l'unique mot que l'on rabâchait. Où diable avait-il déjà entendu ce nom ? Car c'était bien un nom, il n'y avait plus l'ombre d'un doute. Les voix semblaient venir de nulle part et partout, à la fois proches et lointaines. L'évidence s'imposa : c'était lui que l'on appelait inlassablement ! Observant les alentours, il considéra les lieux où sa course folle l'avait conduit. Pas âme qui vive à l'horizon. D'ailleurs, y avait-il un horizon dans cette quasi-obscurité brumeuse, humide et froide ? Soudain, un courant d'air moite et fétide aspira goulûment le brouillard. Il vit qu'il marchait dans un long corridor au bout duquel il devinait une porte massive dont la serrure laissait filtrer un rayon de lumière froide. Il eut à ce moment la certitude que les appels venaient de là.

    Mû par une force incontrôlable, il s'élança vers la lueur en courant. Mais plus il faisait d’efforts pour accroître sa vitesse, plus il ralentissait. Pire, il reculait ! Sa progression était contrariée par cet étrange conduit, qui s'inclinait et se rétrécissait par endroits. Il se pencha, s'agrippa aux murs, s'écorchant les doigts. La bouche largement ouverte pour retarder l'asphyxie de ses poumons, il souffla, ahanant comme une bête de somme aux labours, avançant pas à pas. Il fallait se rendre à l'évidence : il n'y avait d'autre solution, s'il ne voulait pas s’épuiser totalement avant d’atteindre son but, que de prendre appui avec son dos et ses jambes, comme s'il remontait une cheminée en montagne. Après une trop courte pause, il s'exécuta à grand-peine, s'essoufflant à nouveau rapidement. De grosses gouttes perlèrent à son front, ruisselèrent sur ses paupières, piquant ses yeux et roulant en torrents de larmes sur son visage. Au bord de l'abandon, il glissa sur le sol visqueux et nauséabond.

 

    Comment y parvint-il, où puisa-t-il l'énergie ? Dans quel enfer, au plus profond de lui-même, la trouva-t-il ? Toujours est-il que le moment d'après le vit gravir les quelques marches qui le séparaient du but. Enfin il atteignait la délivrance : la porte, il y était ! Derrière, les voix monocordes l'appelaient toujours. Dans un dernier sursaut, il la poussa violemment et bascula vers l’intérieur.

 

    Dans un angle de la pièce, se trouvait un guéridon juponné sur lequel était posé un petit lampadaire aux perles rougeoyantes. D'épaisses tentures masquaient la fenêtre et sur le parquet, un tapis ancien du Cachemire s'étalait mollement.

 

    Ils étaient trois, assis dans des fauteuils bas en cuir disposés en cercle. On avait disposé un sabot et des jeux de cartes sur le plateau de la table basse centrale. Le quatrième siège était libre, n'attendant plus que l'invité retardataire, tant appelé. Les visages se retournèrent vers lui pour l'inciter à prendre place. Les lèvres se contorsionnèrent dans d’affreux rictus qui se voulaient être des sourires, les yeux le fixèrent. Il se tétanisa de peur : au creux de leurs orbites vides, une veine translucide et gonflée de sang palpitait. Ces regards lui transpercèrent le corps comme un jet de mille sagaies. Jamais il n'avait connu plus terrible douleur, plus insupportable vision que ces globes rouges battant comme des cœurs.

    - Asseyez-vous. Vous vous êtes fait attendre, que diable ! Vous nous étiez un indispensable quatrième pour commencer la partie.

    Il suffoqua, en proie à un tremblement incoercible. L'idée de s'offrir à nouveau sans défense aux bras de cuir, face à ces regards, le terrorisait.

     - Auriez-vous peur ?

    La bouche sèche, il ne put articuler un mot de protestation. La voix aimable qui l'avait apostrophé se fit subitement plus dure, aiguë telle un cri d'oiseau de proie, tandis que les deux autres opinaient du chef. Une main noueuse aux ongles crochus et écarlates se tendit vers lui.

      - Le fauteuil, intima-t-elle.

      - Prends tes cartes, ordonna le donneur qui venait de charger le sabot.

    La première tournée commença. Une main squelettique distribua les cartes dont les dessins ressemblaient fort à ceux du tapis qui gisait à ses pieds. Il sursauta, se frotta les paupières et fut pris d'une irrépressible nausée : leurs sièges reposaient sur des peaux humaines tatouées des mêmes motifs ésotériques qu'il avait déjà vus sans les comprendre, lors de cet avant qui l'avait destiné à cette rencontre.

     -  A toi de miser ! cria celui qui semblait diriger la partie.

    L'homme fouilla nerveusement les poches de son habit déchiré en lambeaux dans la folle escalade qui l'avait conduit dans ces lieux.

     - Mais quoi ? Je n'ai rien ! Je vous en prie, laissez-moi partir !

    Un rire strident, pareil à celui d'une buse en chasse, enveloppa la pièce. L'étreinte du fauteuil se fit plus forte. Il n'était plus que la victime expiatoire de ce cérémonial. 

     - Tu n'as pas encore compris que la mise, c'est ta mort ?

   Hilares, ils éclatèrent d'un rire caverneux macabre, ponctué de claques frappées sur leur ventre flasque dont la transparence des tissus laissait apparaître les viscères. Il consulta frénétiquement son jeu. Ce fut une divine surprise : entre ses doigts tremblants, il tenait trois as et deux femmes. L'un de ses adversaires, jetant un œil à sa donne, s'affaissa en pleurant de joie. Sans la moindre gène, il renifla ses larmes d'hémoglobine, éructant d'aise devant ses acolytes impassibles.

     - Combien de cartes ?

     - Aucune, servi ! bafouilla-t-il dans un râle plus que dans un souffle.

    Chacun abattit alors l’un après l’autre ses cartes. Quand ce fut son tour, il retourna son full mais sentit aussitôt une bouffée de chaleur l’envahir. Abasourdi, il ne parvenait pas à croire ce que ses yeux voyaient : son jeu était blanc !  Les trois autres levèrent les bras au ciel des tricheurs.

     - Tu as perdu ta mort… 

    Toute la pièce explosa de joie funèbre. Il voulut échapper à cet enfer mais le fauteuil le retint, à moins que ce ne fût la douleur des crampes qui lui tordaient les boyaux. Le chant et les rires fusèrent à l'infini, Echo se mêlant au bal. Sa tête n'était plus qu'une caisse de résonance, un tambour vibrant à lui fracasser le crâne.

    - Il faut lui faire miser sa vie ! cria la tablée.

     Et tous reprirent ensemble :

    - Mise ta vie ! Mise ta vie !

    Abruti, saoulé de bruit, il obtempéra. Le manège recommença : la donne, la mise, les cartes. Mais cette fois-ci, livide et sans réaction, il ne regarda même pas son jeu.

    - Quinte ! hurla le meneur.

    - Quinte !

- Flush, flush, flush ! reprit l’écho.

    On aurait dit qu'une foule de milliers de poitrines braillait à s'époumoner. C'était à qui hurlerait le plus fort, le plus longtemps. Le maître de bal monta sur la table, une baguette à la main, dirigeant cette chorale funèbre. Il n'était que gesticulations, traçant des signes dans les airs de ses mouvements saccadés.

    - Tu n'existes plus, tu n'as plus ni vie ni mort ! Tu es le néant, ton existence est un trou noir !

    Les milliers de gorges reprirent ce chant de la mort perdue, de la vie perdue.

    - Maintenant, donne !

    Ils se penchèrent au dessus de lui, exhalant des odeurs de putréfaction. Il respira malgré lui leurs haleines fétides. Impuissant, prisonnier des bras de cuir, il était à leur merci. Une main affreuse se leva. Un corbeau apparut de nulle part et se posa sur sa poitrine. Amené à résipiscence, il s'abandonna. L'oiseau planta son bec charognard, déchiquetant son cœur avec gourmandise. Un hurlement d'agonie venu du plus profond de ses entrailles déchira l’air.  La pièce l'avala dans un violent tourbillon ; il s'enfonça dans le sol.

*

    Affalé par terre, il gisait sur le tapis de cachemire. Il revint à lui, le corps secoué de spasmes nerveux.

    - Calmez-vous ! Que vous est-il arrivé ?

    Penchées sur lui, formant un cercle bienveillant et protecteur, les personnes qui l’entouraient entreprirent doucement de le ramener à elles. Peu à peu, son esprit brumeux revint au rêve de la vie. Il reconnut le salon d'attente et le visage souriant de son médecin agenouillé près de lui, une seringue à la main.

          - Détendez-vous, cela ira beaucoup mieux après.

    Le salon d'attente était habillé de couleurs apaisantes qu'il n'avait pas remarquées à son arrivée. Tout le décor autour de lui s'ingéniait à lui apporter le réconfort dans une atmosphère de quiétude et de sérénité. De la rue, parvenait, assourdi, un rassurant tintamarre. La lumière des réverbères jouait délicieusement avec les reflets des tentures qu'un brin de vent envolait par l'entrebâillement des fenêtres. Il s'émerveilla du foisonnement des couleurs odorantes d'un gros bouquet de fleurs posé sur le guéridon juponné à la place du petit lampadaire peu banal. On le força gentiment à regarder le tapis inoffensif qui s'étalait sur le parquet. Décidément, il n'y avait rien à craindre d'une trame si admirablement tissée ! On l’accompagna alors dans une autre pièce afin qu'il se repose et recouvre totalement ses esprits.

                                                                                              *

    Deux mois plus tard, alors qu’il achevait son séjour dans une station balnéaire, l’infortuné Monsieur Roskoff eut la bonne surprise de croiser inopinément son médecin. Il l’invita aimablement à venir boire un rafraîchissement chez lui. Ils s'installèrent à la terrasse ensoleillée, parlant avec humour de ce qui s'était produit dans la salle d’attente ce fameux jour, riant même de la chose. Sans qu'il y paraisse, la conversation s'éternisa, les heures passèrent, le soleil déclina. Ils se retrouvèrent dans le salon et, autant par clin d'œil au destin que pour exorciser définitivement les restes de phobies, on alla chercher un jeu de cartes.

     La partie commença entre Monsieur Roskoff et l'homme de médecine. Mais après deux levées, ce dernier recula, effrayé : l'homme avec lequel il jouait portait deux boules palpitantes de sang au fond de ses orbites vides. De sa main subitement longue et noueuse aux ongles fourchus et écarlates, il fit un geste vif. Un corbeau apparut.

    - Vous venez de perdre votre vie et votre mort, pauvre imbécile. Vous n'êtes plus qu'un néant, votre existence n'est plus qu'un trou noir ! siffla-t-il d’une voix dure.

    Alors l'oiseau sinistre plongea, affamé, son bec charognard dans le cœur de celui qui avait fait le serment d'Hippocrate.

                                                                                                              Fin

 

 

 

Les Yeux vides

 

 

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