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cailloux

LES CAILLOUX BLANCS

(publié en Juin 2019)
Texte appartenant à l'auteur, article 1212-4 du code de la propriété intellectuelle).

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–  S’il te plaît, Monsieur ! Dessine-moi un mouton !

Ce n’est pas tous les jours que, dans la rue, une voix enfantine vous adresse cette drôle de requête.

En attendant mon car, je regardais, comme beaucoup de badauds, un mime devant les vitrines d’un grand magasin. Nous observions l’artiste, amusés, ravis de le voir nous singer. L’assistance éclatait de rire quand l’homme s’attachait à une personne en particulier, subitement gênée, intimidée par les quolibets bon enfant qui fusaient. Je dois avouer que je n’étais pas le dernier à lancer ma banderille taquine, lorsque subitement, on m’avait tiré l’imperméable par-derrière à petites secousses en réitérant cette supplique inhabituelle.

Je me retournai alors pour le moins surpris et considérai d’un air interdit une bande de cinq boutonneux âgés de dix à treize ans.

Ils eurent tôt fait de m’entourer en gesticulant. Le plus grand me sourit en me présentant un mot griffonné sur un bout de carton : la mère était malade, le père au chômage, etc. Combien de fois m’avait-on quémandé de la sorte une pièce, un ticket… ? Je devais appartenir, je suppose, à la catégorie de personnes qui, on ne sait trop pourquoi, attirait plus que d’autres les mendiants et solliciteurs de tous bords.

Au moment où je plongeai la main dans la poche de ma gabardine, ils se mirent tous à danser autour de moi dans une folle sarabande. L’un d’entre eux sembla soudainement perdre l’équilibre. Il me bouscula alors involontairement tout en s’agrippant à mon vêtement et avant que j’aie le temps d’esquisser le moindre geste, tout ce petit monde s’égailla dans la foule qui déambulait à pas lent sur le boulevard.

– Bon sang ! Les petits diables !

Je venais d’être victime de jeunes pickpockets. La peur du ridicule me retint de crier « Au voleur ! ».

D’abord désabusé puis énervé, j’essayai de les repérer tandis qu’ils s’enfuyaient.

Fort heureusement, j’eus tôt fait d’apercevoir celui d’entre eux qui m’avait demandé un mouton.

– Espèce de chenapan  ! Je vais plutôt te dessiner une giroflée à cinq branches sur la joue ! lui hurlai-je en me précipitant dans la rue à sa poursuite alors qu’il disparaissait, avalé par la marée humaine qui avait envahi les trottoirs.

Ma progression s’avéra plus difficile que je ne l’aurais pensé dans cette cohue de fin de journée. Je n’avais pas l’aisance de cette anguille de petit diable. À croire que tous les bipèdes de sortie à cette heure s’évertuaient à dresser devant moi une haie mouvante et serrée. La franchir ne se fit pas sans heurts ; qu’importe, j’avais des tonnes d’excuses à revendre et un portefeuille à récupérer à tout prix.

Un carrefour : feu vert. Tant pis ! Je me lançai. Hors de question que je le perde de vue ! Concert d’avertisseurs, policier gesticulant, bordée d’injures, crissements de pneus : ouf ! J’étais de l’autre côté.

De fines gouttelettes commencèrent à mouiller consciencieusement le macadam. Il ne manquait plus que la pluie ! À gauche ou à droite ? Que choisir ? L’oiseau avait disparu. Je restai un court instant planté à tendre le cou, les mains sur les hanches, les poumons essoufflés et douloureusement enflammés par les paquets de Camels sans filtre que je fumais à longueur de journée. Inutile de rester là plus longtemps. Je repris la marche.

Une rue puis une autre, je tournai en rond. Déjà sept heures : la nuit ne tarderait pas. Mais, où était-il donc passé ? Volatilisé, le gamin ! Un passage : je l’empruntai pour rebrousser chemin un peu plus loin. Une à une, les fenêtres des immeubles que je longeais s’éclairèrent. Au bout d’une heure, je commençai à traîner des pieds. J’avais l’impression d’avoir parcouru des kilomètres. Les néons d’un bar m’éclaboussèrent les pupilles, je m’y arrêtai.

– Un demi, s’il vous plaît.

Pris d’une inspiration subite, j’avisai le garçon qui servait ma bière dans un verre douteux.

– Pardon, vous n’auriez pas vu une bande de gamins ? Des gitans, je crois.

Je rougissais déjà, honteux de la connotation raciste de ma question. Son visage aux lèvres épaisses, constellé de taches de rousseur, se figea.

– Hein ? On a autre chose à faire que de s’occuper de gamins, de voyous, voleurs et compagnie. Tous des fainéants de naissance ! Pas vu.

Il se retourna et finit d’essuyer dans un torchon sale un ballon de rouge guère plus propre. Dépité, je haussai les épaules.

Dehors, la pluie se calmait doucement. Je ne savais que faire. Dans un coin de la salle se déroulait une partie acharnée et bruyante de dominos. C’était à qui claquerait le plus sèchement sa pièce de buis.

Je considérai l’estaminet : une salle à la lumière crue, où s’adossaient aux murs couverts de mouchetis des banquettes de moleskine défoncées, placées devant des tables au plateau de marbre écorné, qu’entouraient des chaises disparates. Posé derrière le zinc qui ne savait plus briller, un percolateur modèle 1 949 modifié 1 955 sur lequel on avait aligné, remplies d’un liquide croupi depuis longtemps, une série de canettes de bière et de soda, rivalisant de poussière. Trônant derrière une caisse de la même classe que le reste, le patron mâchonnait une allumette tout en observant les joueurs. Mais, que faisais-je ici ?

Un bras se tendit au-dessus du comptoir vers des étagères dissimulées. Une piste de 421 apparut et se posa à côté de moi. Je n’avais pas vu entrer les piliers de bar qui s’accrochaient à leur jaunet avant d’entamer un tour de dés. Je fouillai mes poches. Au moins, il me restait mon paquet de chameaux sans filtre. J’allumai une de mes dernières munitions : deux heures sans fumer, un record !

– Ça ne vous dit rien ? Une bande de voleurs à la tire, des mendiants professionnels… Dans le quartier, quand même ! insistai-je.

– Non, rien, Monsieur. On vous remet ça ?

Je venais à peine de vider mon verre. Rapide le bougre, pensai-je.

– Merci !

– Merci oui ou merci non ?

Un poète ! ricanai-je, en payant la consommation avec les quelques pièces miraculeusement échappées de la razzia yougoslave. La seconde d’après, je relevai le col de mon imper et quittai l’estaminet pour reprendre ma recherche au hasard des rues.

Je m’engageai dans une venelle très étroite et sombre qui se terminait par un petit escalier raide plongeant sur le parvis de l’église de quartier. À deux doigts de m’affaler lourdement sur le granit après avoir malencontreusement glissé sur les premières marches humides, j’eus le réflexe de me raccrocher de justesse à la rampe métallique qui courait sur le côté.

Un palier à droite, une descente pavée, enfin une place rectangulaire aux allées soigneusement ratissées, bordée de tilleuls que la clarté lunaire des lampadaires s’employait à attrister. Je longeai les bancs alignés sagement entre les troncs courts et trapus. Personne ! Un souffle d’air fouetta les branches qui s’ébrouèrent de leurs gouttes d’eau captives.

Soudain, des pas claquèrent sur le pavement. On empruntait la ruelle par laquelle j’étais arrivé. Je tressaillis au raffut de cette cavalcade accompagnée de cris joyeux. D’un bond, je me dissimulai derrière un arbre, dérisoire paravent. Mais, que me prenait-il d’agir de la sorte ? Immobilisé, aux aguets, j’écoutai alors ce petit monde se rapprocher. Stupéfait, je les entendis chanter à tue-tête :

– Dessine-moi un mouton ! Dessine-moi un mouton…

Nom de Dieu ! Mes gamins ! Lentement, je me décalai de mon abri avec la ferme intention de récupérer mon portefeuille. Ils étaient tout près maintenant. Je sortis vivement de l’ombre protectrice.

– Ah, mes lascars !

Qui fut le plus surpris ? Je crois bien que ce fut moi ! Bouche bée, je me trouvai nez à nez avec un petit bonhomme – que dis-je ? – un petit vieux tout dépenaillé.

– Mais, mais ! bégayai-je. Les enfants, vous n’avez pas vu les enfants ? Ils étaient certainement avec vous !

Le petit vieux pointa un index sur ses lèvres, m’intimant le silence, puis il dodelina de la tête avant de subitement s’enfuir en bondissant avec une agilité féline, inimaginable chez un homme de son âge.

Je n’avais pas rêvé, j’en étais certain, c’était bien eux que j’avais entendus ! Pourquoi n’avais-je pas insisté et réclamé quelques explications à celui-là ?

Hi, hi, hi ! Ce petit rire… Je me frottai les yeux… C’était à devenir fou ! Aussi fou que cette aventure, pensai-je. Je me demandais d’où ces sons pouvaient venir. Je me retournai vivement : pas une ombre hormis la mienne. À nouveau résonna ce petit rire… Je fis volte-face. Oui ! Il venait d’un muret surplombant les parterres déclinés en terrasses successives jusqu’à la ruelle des remparts, une quinzaine de mètres en contrebas. Je m’approchai, me penchai… et hurlai d’horreur en même temps qu’une force puissante me basculait brutalement dans le vide.

Paralysé, je me laissai couler dans les airs et me retrouvai à plat ventre sur le sol de la pelouse grasse, deux mètres plus bas. Quelle chute ! Durant deux secondes d’éternité, j’avais cru plonger dans un trou noir sans fin. J’avais de sérieuses ecchymoses aux jambes et aux genoux, mon imper était taché et, comble du ridicule, j’avais perdu l’un de mes mocassins.

Je me relevai tout en massant péniblement mes côtes endolories. Un nuage s’effaça à ce moment-là, libérant la Lune des nuées obscures. Je pus alors me situer dans ce clair de nuit. À quelques mètres près, la chute eût été fatale : au-delà de cette plate-bande, un escarpement rocheux abrupt plongeait des dizaines de mètres en contrebas.

Heureux d’être encore en vie, je me mis sur mon séant, récupérai ma chaussure et empoignai d’une main douloureuse mon maudit paquet de cigarettes. Je tirai goulûment sur mon mégot, gourmandant à pleins poumons la fumée le temps que mes idées et mes muscles se remettent en place. Pour l’heure, je ne comprenais rien, strictement rien, de ce qui m’arrivait.

– Hé, hé, hé !

Un frisson me parcourut l’échine.

– Hé, hé ? Un problème, jeune homme ? Oiseau vole ! Pigeon vole !

Bon sang, le petit vieux ! Il était là, sautillant sur le rebord du muret. Je n’en croyais pas mes yeux. Ce ne pouvait être lui qui m’avait basculé ! Et pourtant…

– Espèce de vieux fou ! criai-je pour me donner un peu de dignité perdue. Vieux fou ! – je hurlais à gorge déployée maintenant.

La colère chassa ma stupeur et mes craintes. Je me précipitai au pied du mur, tandis que l’autre me narguait : « Oiseau vole ! Oiseau vole ! » Je sautai afin d’agripper le rebord. La douleur m’arracha un cri tandis qu’il m’écrasait la main de son talon. Je tombai en arrière, roulai et chutai un étage plus bas. Malgré les élancements qui meurtrissaient tout mon corps, je pris une petite allée de gravillons qui courait le long des remparts et me surpris à parler à voix haute dans la nuit.

– Nom d’un chien, j’en ai assez de cette comédie ! C’est fini ! Je ne sais pas ce qui se trame ici ni ce que tu veux, mais je vais te faire ta fête !

Je me hâtai de faire le tour afin de remonter sur la place par les escaliers extérieurs.

– Attends un peu ! Ne bouge pas, mon gaillard, me voilà !

Près des tilleuls, je constatai, amer, que le bougre avait disparu. Je courus comme un automate aux quatre coins de la place de l’église, mais ne trouvai personne. Un chien stupide, que mes allées et venues avaient réveillé, aboya. 

– La paix ! hurlai-je.

Il continua de plus belle. Un volet s’ouvrit et j’eus droit aux invectives d’un insomniaque : les gendarmes auraient du travail cette nuit.

– Qu’ils viennent, les carabiniers ! Plus on est de fous et plus on rit !

J’en profitai pour vérifier les articulations de mon bras en effectuant quelques mouvements d’assouplissement en sa direction, puis m’en fus en refaisant en sens inverse le chemin qui m’avait conduit jusqu’à cette maudite place lorsque j’avais quitté l’estaminet. J’en arrivai presque à regretter son atmosphère chaleureuse et le goût très sûr de sa décoration… Faute de mieux, l’ironie me tiendrait compagnie ce soir.

En haut de la côte pavée, assis sur des marches dans la pénombre, il était là, pleurnichant, recroquevillé sur lui-même. Mon gamin ! Cette fois, il ne m’échapperait pas. Je le saisis et le secouai.

– Voyou ! Où sont tes copains ? Qu’as-tu fait de mon portefeuille ? Réponds-moi ! insistai-je.

Il pleurnichait toujours et se laissait faire. Je m’adoucis :

– Mais enfin… Tu comprends ce que je te dis ?

Il renifla, hoqueta. Je regardai longuement cet enfant d’une dizaine d’années et repris encore plus doucement :

– Je ne te ferai pas de mal… Comment t’appelles-tu ? Tu sais, finalement, tu peux garder l’argent ; mais dis-moi au moins où sont mes papiers !

Il mit la main à sa poche, sortit son mouchoir, le déplia délicatement à côté de lui et prit avec d’infinies précautions, comme s’il s’agissait de quelque objet précieux et fragile, un petit caillou blanc qu’il déposa à mes pieds. Ensuite, il pointa un index sur ses lèvres, me fit signe d’écouter, exactement comme le vieux de tout à l’heure.

– Pourquoi ne pas fermer les yeux, pendant que l’on y est, lui dis-je, ainsi serait-on sûr de n’y rien comprendre ?

J’obéis cependant à sa requête et joignis le geste à la parole.

– Alors, tu es satisfait ?

Il était là, me dévisageant. Puis il me sourit en hochant négativement la tête. Il me comprenait, mais se montrait plutôt têtu. Je n’étais pas convaincu de gagner au change. « Un peu d’indulgence, pensai-je à voix haute, tu lui ressemblais un peu au même âge ! »

– Que veux-tu que je te donne encore, hein ? Tu es là, à me tendre la main…

Je retournai mes poches vides.

– Jamais tu ne réponds ?

Après les larmes, le sourire… On progressait lentement.

Enfin il se leva puis, comme une anguille, me fila entre les jambes. Au moment où j’allais me précipiter à sa poursuite, mon pied heurta le petit caillou blanc. Il dévala les marches pour rebondir jusqu’aux chasse-roues qui gardaient l’entrée de la venelle. Je courus et le ramassai sans savoir pourquoi. J’entendis alors le moteur d’une voiture qui avançait au ralenti. La 4 L bleue s’arrêta aux abords de la place bordée de tilleuls, son gyrophare tournant régulièrement. « Les forces d’interventions rapides ! Ne restons pas là », sifflai-je entre mes dents tandis que je m’enfuyais comme un voleur. Je n’étais pas à un paradoxe près. Je quittai la sente des Croix Saint-Jean, puis enfilai la rue des Pains blancs. Au bout, un carrefour ; au feu tricolore, mon gamin était là. À quel jeu jouait-on ? Je lui criai :

– Arrête ! Attends-moi ! Tu as oublié quelque chose !

Je lui montrai le caillou. Il croisa les mains derrière sa tête, éclata de rire. Et ce rire, je le connaissais bien maintenant. On continua ainsi de rue déserte en rue déserte. Chaque fois que je me rapprochais de lui, il s’éloignait d’autant, stoppait quand je stoppais, comme un petit animal farouche que l’on tente d’apprivoiser. Ainsi me retrouvai-je dans la ville basse, dans des quartiers que je ne fréquentais guère.

Perdu, serrant la pierre dans ma poche, je poursuivis ce jeu de piste encore de longues heures. Il fallait que je le rejoigne ! Je m’épuisais dans cette course vaine, tandis que lui bondissait souplement tel un cabri. Au petit matin, exténué, j’en étais à le supplier de m’attendre.

– Laisse-moi souffler un peu ! J’arrive ! S’il te plaît…

Nenni, il continuait de plus belle, plein de vigueur, ignorant la fatigue.

L’aube rougeoyait l’horizon. Enfin il s’arrêta.

– C’est donc ici que tu veux que j’aille ?

J’éclatai d’un rire nerveux. Je distinguai les murs écroulés de l’ancien cimetière. Je le vis alors passer avec aisance les portes rouillées de l’entrée.

– Tu prends les portes, maintenant ? lui soufflai-je dans une grimace, titubant quelques instants plus tard.

Je passai à mon tour l’ogive surmontée d’une croix. C’était bien la première fois que je voyais une fontaine dans un cimetière. L’eau ruisselait encore dans la grande vasque. J’avais soif, je joignis les mains et m’abreuvai. Épuisé, je m’assis contre la pierre sculptée.

– Petit ! Où te caches-tu ? Je n’en peux plus !

Mes paupières trop lourdes m’endormirent. Dans mon sommeil, je remuais les lèvres, hélant sans voix un gamin qui s’était couché en chien de fusil contre moi sans que j’en eusse conscience.

Des chuchotements me réveillèrent. Je toussai, me grattai les cheveux, bâillai à faire pâlir de jalousie une baleine. La bande était là, au complet : mes chenapans de voleurs ! Je me calai les reins et m’enfumai les poumons d’un mégot de Camel durement économisé la veille.

Je frissonnais malgré le soleil qui réchauffait l’atmosphère depuis belle lurette. Un à un, ils s’assirent en tailleur, m’encerclant silencieusement. Comme un rituel, ils sortirent tous de leur poche un mouchoir, déballèrent délicatement un petit caillou blanc qu’ils déposèrent devant eux. J’en fis autant. Dieu, que ces poches d’imperméable étaient profondes !

J’eus soudain un haut-le-cœur. Mes mains étaient pleines d’un liquide noirâtre et poisseux. La nausée m’envahit totalement et je vomis toute l’amertume de mes entrailles en déposant ma pierre immaculée. Ce fut un « Oh ! » d’étonnement général. Tous se jetèrent des regards interrogateurs, sans prononcer un mot. Je me levai et plongeai la tête dans l’eau fraîche de la vasque. J’entendis alors un « Ah ! » de satisfaction. Je me retournai et les vis tous hocher du chef avec approbation. Mon petit arriva. Je le considérai, ne sachant trop que faire. Il inclina son visage angélique qui me rappelait quelque chose, ou plutôt quelqu’un à présent… Il se baissa, ramassa ma pierre puis se recula et rentra dans le cercle. Je ne pouvais détacher mon regard de cet enfant qui me ressemblait tant. Je jetai mon imper au sol.

– Mes mains ! criai-je. Ma peau se desséchait à vue d’œil, recroquevillant mes doigts. Interdit, je les portai à mon visage creux. Je me retournai vers la vasque et me mirai dans l’eau claire, considérant, affolé, la tête de vieillard qui était la mienne à présent. Les jambes complètement affaiblies, je me tenais difficilement debout.

– Petit, aide-moi ! lui lançai-je, implorant d’une voix chevrotante son secours. Ne me laisse pas ! Je t’en prie, ne m’abandonne pas… Tu m’es tellement proche, mon enfant !

À genoux, je n’avais plus la force de me lever. Je tendis désespérément une main décharnée vers cet enfant qui aurait pu être

moi… Qui était moi ! Je m’écroulai contre le socle de la fontaine. Ma respiration n’était plus qu’un souffle de vieille forge usée. Le nez contre les pierres, je distinguais à peine la trame herbeuse verdâtre qui en jointoyait les interstices. Le petit s’approcha de moi, me ferma les yeux.

– Je ne veux pas ! Je ne veux pas ! pleurai-je.

Il me baisa le front. De fines gouttelettes ricochant sur le rebord de la vasque s’éclatèrent sur mon corps inanimé.

– Crois-tu qu’il soit des nôtres ?

– Je ne sais pas ! dis-je à mes compagnons assis près de moi en tailleur. Ah, ma pierre !

Mon voisin se leva et, sans dégoût, s’avança vers le corps qui se putréfiait. Il dit alors d’un ton très sûr :

– La voici… Mais, c’est encore trop tôt.

Je me retournai. Dieu que cette journée était belle, ensoleillée, lumineuse. Avec un petit sourire de connivence à mes amis, je sortis de la poche un mégot de Camel en piteux état et l’allumai, les yeux mi-clos de plaisir. Dix ans, un nouveau short, la première cigarette et mes nouveaux amis : jamais la vie ne me parut plus radieuse que ce matin-là…

L’homme prit un journal au kiosque et lut :

« Rixe sur le parvis de l’église : un ivrogne retrouvé mort au pied d’un tilleul centenaire. Le portefeuille retrouvé sur lui appartiendrait à un de nos concitoyens, disparu depuis peu. C’est un jeune garçon appartenant à la communauté foraine qui tôt ce matin a fait la macabre découverte. »

FIN

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